Concilier vie et maladie, quand cette dernière devient un handicap
Atteinte de la maladie de Crohn, une maladie inflammatoire chronique intestinale, Hyacinthe témoigne des contraintes quotidiennes qu’engendre cette forme de handicap. Comment concilier sa vie privée, ses envies dans ce cadre-là , lorsque l’on est une jeune femme désireuse de garder son identité de Femme ?
Handimarseille - Pouvez-vous vous présenter... En quoi ce sujet vous concerne-t-il ?
Hyacinthe B. - Étant donné que j’ai toujours du mal à assumer la maladie dont je suis atteinte, je ne souhaite pas donner mon nom... Mais voilà , j’ai 30 ans, j’ai la maladie de Crohn et je travaille à l’association Résurgences.
Si ce sujet me concerne, c’est parce qu’on peut considérer ma maladie "qui n’est pas mortelle, mais incurable à l’heure actuelle "comme un handicap. C’est sà »r qu’elle a de vrais retentissements sur la vie de tous les jours... Et sur les futurs possibles. Elle a clairement une influence sur ma vie de Femme.
H - Faites-vous partie d’une association ou d’un milieu où le thème du handicap est présent ? Si oui, quel est votre rôle ?
H. B. - J’ai été adhérente de l’AFA [1] durant les deux ans qui ont suivi le diagnostic. Je ressentais énormément le besoin de m’informer sur ma maladie, de fréquenter des gens qui sachent, comprennent ce que je vivais.
Ça faisait déjà plusieurs années que j’avais des symptômes (maux de ventre, rhumatismes...) mais il a fallu que ça devienne "œgrave" et permanent pour qu’on se penche vraiment sur mon cas et qu’on établisse un vrai diagnostic.
À 14 ans, quand on a mal au ventre, les autres pensent que c’est du cinéma, ou que c’est lié aux menstruations... Passé cette période, où ma curiosité était excessive, un peu glauque finalement (on voit toujours des cas plus graves, ça fait peur de voir jusqu’où ça peut aller, ça peut rendre un peu hypocondriaque !), j’ai voulu mettre des distances au contraire, et même aujourd’hui, j’estime que la maladie et le "œhandicap" prennent suffisamment de place dans ma vie pour ne pas multiplier les contacts avec ce thème.
J’ai plutôt envie de penser à autre chose, oublier la maladie deux minutes, ce qui n’est pas facile quand on doit constamment penser à ce qu’on mange, où on mange, etc. Et de façon plus générale, s’il y a des toilettes là où on va, chaque fois que l’on sort !
Donc je ne fais partie d’aucune association maintenant... Mais, ironie du sort, je suis amenée depuis quelques temps à travailler sur les projets du site HandiMarseille. Je fais partie de l’équipe de rédaction. J’ai eu des réticences au début... Mais, c’est à peu près surmonté. C’est un travail enrichissant et c’est fou de constater la diversité de situations que recouvre le terme "œhandicap" . Des vies tellement différentes les unes des autres...
H - Quelles sont les difficultés que vous avez rencontrées qui ont perturbé votre parcours de femme ?
H. B. - Déjà au départ, je ne trouve pas que ce soit simple d’être une femme, de trouver son identité et de faire sa place en tant que Femme... Peut-être que ça paraît plus naturel à celles qui ont été élevées dans un milieu très féminin, qui ont eu des sœurs, des cousines, des tantes, sur qui prendre exemple... Moi personnellement, je n’ai pas trouvé cela facile. J’ai longtemps cru qu’être féminine, c’était être un peu "œcruche" , et très fragile. Donc je m’entourais de garçons, et j’empruntais un peu leurs codes.
Maintenant, par rapport à la maladie, je me dis que c’est une chance qu’elle ne soit devenue vraiment active qu’une fois que j’ai été à la fac. Parce qu’au collège, ça aurait été invivable... Elle m’a compliqué la vie, à tous les niveaux.
Socialement surtout, parce que devoir aller tout le temps aux toilettes, c’est super gênant. Et ça renvoie une image pas vraiment "œglamour" ... Donc, arriver à assumer ça, c’est quelque chose d’énorme. Certains ont plus de facilité que d’autre, mais pour beaucoup, et j’en fais partie, c’est complètement tabou.
On ne se sent pas féminine, pas du tout désirable dans ces conditions. On a tout le temps peur de ne pas trouver de WC à temps...
Cela dit, avoir la maladie de Crohn, cela ne veut rien dire, parce que d’un individu à un autre, on peut être très malade et ce, très souvent, ou très peu (juste le matin par exemple). Donc certains vont dire que c’est rien du tout ! D’autres vous diront qu’ils n’ont plus de vie, qu’ils ne peuvent plus sortir... Et selon les gens, les traitements actuels sont plus ou moins efficaces aussi. On n’est pas tous égaux face à la maladie.
En dehors de ce côté social... Sentimentalement, ce qui est dur, c’est la vie à deux. Partager le quotidien d’un malade, c’est un peu, comme on m’a dit, « être malade aussi ». C’est contraignant... Par exemple, on ne peut pas recevoir n’importe quand, quelqu’un qui a cette maladie n’aime pas recevoir s’il est en crise ou s’il est fatigué... Et la fatigue est très présente au quotidien. Et puis il faut s’adapter à l’autre. On ne peut pas partir en vacances n’importe quand, n’importe comment... Le matin, après les repas par exemple, on ne peut pas bouger. Si on voyage, il faut pouvoir aller aux toilettes : alors le bus c’est niet... L’avion c’est l’angoisse... Le camping, les pique-nique on oublie...! Manger un sandwich sur le pouce, dans la rue, non plus. Il faut tout, tout prévoir...
Et pour le boulot c’est pareil. Il faut penser au temps et aux moyens de transport, à la possibilité de s’absenter pour aller aux toilettes... Une caissière, par exemple, ne peut pas se le permettre, au manque d’endurance...
Ça a été un handicap dans mes études : j’ai du redoubler chaque année de Licence, à cause de l’absentéisme. Heureusement, la cellule handicap de la fac et deux de mes profs m’ont beaucoup aidée pour rattraper les cours, et parfois les examens où j’avais été absente... Je leur dois une fière chandelle. Ensuite, impossible de trouver un travail étant donné mes limitations et le statut de travailleur handicapé qui fait peur à pas mal de patrons...
Même si depuis peu ça va mieux, et de façon inespérée (grâce à la phytothérapie), cela peut toujours redevenir aussi fort qu’avant, je ne l’oublie pas. Je me souviens du temps où je devais me lever toutes les 25 minutes, la nuit, à cause des crampes... L’avenir, dans ces conditions, ça n’existe pas. Si on ne vit pas "œau jour le jour" , on ne tient pas...
H - Du point de vue de la féminité, pensez-vous que les femmes handicapées sont perçues différemment des femmes dites "œvalides" ? Dans quel sens ?
H. B. - Sà »rement. Mais je ne veux pas trop me prononcer sur les autres formes de handicap... Le mien ne se voit pas tant que je n’ai pas de crampes, etc. Et je n’ai pas assez de recul pour savoir quel regard les gens portent sur ça. J’ai connu une fille à la fac qui s’était faite "œcharrier" plusieurs fois en sortant des toilettes, à la fac et ailleurs... Ça ne m’est jamais arrivé et c’est une chance, j’arriverais pas à supporter ! Je serais trop gênée pour répondre.
Cela dit, comme je l’ai lu en faisant mes recherches pour le dossier, et je pense que c’est très vrai : soit la femme "œhandicapée" se laisse un peu infantiliser, soit elle décide de vivre en dépit de son handicap. Et si elle le fait, les gens auront vite tendance à la traiter en héroà¯ne. Cette réaction-là , j’y ai parfois été confrontée... C’est vrai qu’on a du mérite quand on ne se laisse pas aller malgré les difficultés qu’imposent la maladie. Mais ce n’est pas de l’héroà¯sme pour autant, c’est juste que quelque part, on est bien obligé de faire avec... On m’a dit une fois : « Je sais pas comment tu fais pour supporter, j’ai eu la gastro pendant une semaine et j’en ai trop bavé, je supporterais pas d’avoir mal toute l’année ! ». Mais, je n’ai pas le choix, je suis bien obligée d’encaisser !
Je ne sais pas si l’on peut dire qu’une femme en situation de handicap est considérée comme étant moins féminine... Cela dépend vraiment du handicap, et de qui porte un regard dessus. Une malentendante, je ne pense pas... C’est sà »rement différent quand le handicap est moteur. Mais ce n’est pas à moi d’en parler...
H - Si féminité rime avec beauté, comment séduire avec sa différence, sa singularité au milieu de la norme actuelle ?
H. B. - Là encore, cela dépend sà »rement du handicap... Et du tempérament. Certaines personnes arrivent à merveille à faire d’un défaut ou d’une particularité, un atout. J’imagine que tout commence par le fait de l’assumer. Quand on est bien dans sa peau, c’est plus facile pour autrui de vous accepter. Et la beauté, c’est très subjectif... La preuve : il existe de multiples formes de fétichisme et il n’y a qu’à voir les photos de Man Ray pour se rendre compte de ça et relativiser...
En tout cas, ce qui est sà »r, c’est que si moi déjà j’arrivais à dédramatiser, ceux qui m’entourent seraient moins gênés. Ça va venir... J’ai déjà vécu plus de temps avec la maladie que sans... Chaque jour qui passe me permet de mieux m’en accommoder.
H - Toujours du point de vue de la féminité, d’après vous, quelles sont les difficultés les plus répandues que rencontre une femme handicapée ?
H. B. - Probablement le regard des autres... C’est en grande partie le regard de la société qui définit l’incapacité d’une femme à accomplir son "œrôle de femme" . Mais encore une fois : tout dépend du handicap ! Moi, la seule difficulté que je rencontrerai en dehors de ce regard justement, ce sera sà »rement la fatigue, les crampes lorsque je serai maman : c’est sà »r, il me faudra un peu d’aide, ce serait difficile pour moi d’élever seule un enfant.
Mais sinon avec cette maladie, le plus dur à mon sens, c’est vraiment d’avoir la grâce et la discrétion typiquement féminines (même si tout le monde n’imagine pas la Femme, avec un grand F, de la même façon) et de rester désirable malgré la maladie !
H - Comment s’épanouir en tant que femme ? Pensez-vous qu’il existe des solutions toutes faites ? Si vous deviez donner un conseil, quel serait-il ?
H. B. - Il n’y a certainement pas de solution toute faite, ni de conseil à donner. Ce qui est épanouissant, c’est de s’accepter et de s’apprécier tel que l’on est, de prendre plaisir à prendre soin de soi... Pour certaines c’est "œse faire belle" : maquillage, manucure, soins, etc. Pour d’autres, ce sera le sport, le yoga, etc.
Je trouve épanouissant à la fois de se retrouver entre femmes, parce que cela donne des repères. Cela permet de se comparer et de discuter de choses qu’elles sont les seules à comprendre et à vivre... Ce qui est épanouissant aussi, c’est d’être avec des hommes et de se voir exister dans l’"œœil masculin" . Le regard des hommes peut être très rabaissant, c’est vrai, je pense qu’on a toutes été interpellées dans la rue et insultées parce qu’on ne se retournait pas au moins une fois, et ressenti ça... Mais ça peut aussi être très valorisant. Voir que l’on plaît à l’homme qu’on aime, recevoir des compliments... Beaucoup de mes copines détestent les baratineurs. Mais il faut voir le bon côté : c’est tellement flatteur, il faut être drôlement sà »re de soi pour rejeter un compliment ! Ce que je veux dire, c’est que c’est aussi ce que nous renvoie l’autre sexe qui nous définit dans ce rôle.
H - Selon vous, qu’est-ce que le bonheur ? Existe-t-il un bonheur spécifiquement féminin ?
H. B. - J’ai l’impression que "œaimer et être aimé" , c’est plus important pour les femmes que pour les hommes. De là à dire que c’est spécifiquement féminin... Mais bon, il y a de ça. Pour moi en tout cas, c’est ça le bonheur, avant toute chose. Mais, il y a aussi la maternité bien sà »r...
H - Avez-vous trouvé un moyen de pallier l’éventuelle "œperte" de féminité causée par le handicap, une manière de compenser son influence sur votre vécu de la féminité ?
H. B. - Je crois que je fais plus attention à mon apparence, pour contrebalancer. Je me maquille beaucoup plus souvent, je fais plus attention à ma façon de m’habiller... Je crois que c’est le seul paramètre que je peux contrôler, et sur lequel je peux jouer pour faire oublier le reste.
H - Pensez-vous que le handicap se vit différemment selon que l’on est homme ou femme ?
H. B. - Sà »rement. Mais je ne sais pas comment un homme peut vivre la maladie de Crohn... Je n’ai pas fréquenté beaucoup de gens qui avaient ma maladie, et plutôt des femmes (elles parlent plus facilement de leur ressenti !). Je m’imagine que c’est peut-être moins tabou pour eux, que devoir aller aux toilettes n’est pas forcément une atteinte à leur virilité... Mais je n’en ai aucune idée. Pour d’autres types de handicaps, surtout s’ils rendent dépendant d’autrui, je pense que c’est plus dur pour un homme. Mais au fond, tout dépend du caractère que l’on a, c’est difficile de faire des généralités...
Notes
[1] l’Association François Aupetit, consacrée à la recherche sur les maladies inflammatoires chroniques intestinales - http://www.afa.asso.fr/
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